Sur le sujet de l’intelligence artificielle, Kai-Fu Lee est « believable » au sens de Ray Dalio dans Principles. Après une thèse en intelligence artificielle, il a travaillé notamment pour Apple, Microsoft et Google dont il a été le président pour la Chine entre 2005 et 2009. Aujourd’hui, ce Taïwanais éduqué aux Etats-Unis vit à Pékin et dirige un fond d’investissement dédié… à l’intelligence artificielle.

En principe, prendre le temps de lire son ouvrage « AI superpowers » (en Français I.A. La Plus Grande Mutation de l’Histoire) est est intéressant sur au moins deux sujets : de l’intelligence artificielle et de la Chine.

A voir la couverture à la gloire du drapeau chinois et le sous-titre (« China, SIlivon Valley, and the new world order »), je m’attendais à une version intelligence artificielle de « Le Choc des civilisations» de Samuel Huntington. Si vous avez lu cet essai débattu et contesté, son titre anglais était justement : « The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order ». En fait, rien de tout cela chez Kai-Fu Lee, quoique la référence est certainement volontaire. Nous y reviendrons plus tard…

Que faut-il pour développer un « AI superpower » ? Réponse de l’auteur : « creating an AI superpower for the twenty-first century requires four main building blocks: abundant data, tenacious entrepreneurs, well-trained AI scientists, and a supportive policy environment.”


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Premier bloc : Tenacious entrepreneurs

Les premiers chapitres de l’ouvrage racontent la montée de l’Internet chinois … du point de vue d’un Chinois. Souvenons-nous que la chasse au lion est rarement racontée par le lion ; et que l’histoire serait très différente si elle était justement racontée par le lion. Quand vous pensez aux grands géants chinois et à la sortie de Chine des Gafa américains, l’idée que vous vous en faites a-t-elle été racontée par des Occidentaux ou par des Asiatiques ? Lire AI Superpowers pourrait vous faire changer de point de vue.

Quel est ce point de vue à changer ? Celui que les Chinois ont copié sans vergogne les modèles américains et que le gouvernement a empêché les GAFA de se développer en Chine. Selon l’auteur, ces deux explications sont simplistes. Pour nous en convaincre, il décrit avec moult détails la guerre terrible que se sont livrés les acteurs chinois de l’Internet entre 2001 et 2017. Pour cela, il les compare à des gladiateurs luttant à mort et utilise volontairement des métaphores militaires.

Certes, les acteurs chinois ont d’abord copié les Américains : en Chine, c’est considéré comme tout à fait acceptable. Mais ils n’ont pas fait que copier : la concurrence était telle qu’une simple copie arait été insuffisante. Et copier n’est pas le pire qu’ils aient fait : les coups bas de grande envergure sont monnaie courante en Chine et les acteurs se sont livrés les uns contre les autres à des actions qui sont de l’ordre de l’impensable pour des dirigeants occidentaux, même pour des startuppers californiens soi-disant prêts à tout. Le tout avec des horaires de travail peu courants dans le monde moderne. Et avec des comportements d’autant plus extrêmes que les startuppers chinois sont presque tous à une génération de la grande pauvreté ; la pression mise sur eux par leur famille pour s’enrichir a souvent été immense.

L’auteur conclut : “Combine a cultural acceptance of copying, a scarcity mentality, and the willingness to dive into any promising new industry – and you have the psychological foundation of China’s internet ecosystem”.

Bref : vrai ou pas vrai, sa thèse est que l’intensité concurrentielle chinoise est plusieurs crans au-dessus de celle que les Américains connaissent. Et c’est notamment cela qui a empêché des modèles occidentaux de prendre racine. Sans compter qu’ils cherchaient à répliquer le modèle américain en Chine plutôt qu’à modifier certains fondamentaux pour s’adapter au marché local et que les meilleurs talents rejoignaient les Chinois plutôt que les Américains. Vous n’y croyez pas ou pas tout à fait ? C’est en tout cas la version de la chasse au lion racontée par le lion… Plus détails dans le livre !

Second bloc : Supportive government

Kai-Fu Lee compare la victoire d’Alphago face au Chinois Ke Jie (le champion du monde à l’époque) en mai 2017 au passage de Sputnik dans ciel américain en octobre 1957. Les Américains avaient soudain perçu (à tort ou à raison) que les Soviétiques pouvaient leur être supérieurs technologiquement.

Ce fut l’élément déclencheur de la création de la NASA et de programmes majeurs d’investissement dans les mathématiques, la science et la conquête de l’espace en général. AlphaGo eut cet effet en Chine : 280 millions de personnes ont suivi les quatre matchs de trois heures chacun. Et tout le monde a compris qu’une technologie occidentale était capable de battre le meilleur Chinois à un jeu réputé hors de portée des ordinateurs. Certes, les règles tiennent en quelques lignes, mais le nombre de possibilités du jeu de Go fait qu’il aura fallu attendre 20 ans entre la victoire de l’IA aux échecs et celle du Go.

La Chine a investi massivement dans l’intelligence artificielle quelques mois seulement après cet événement déclencheur. Mais l’argent et les directions gouvernementales (sans parler d’un certain protectionnisme) ne sont pas les seuls éléments. L’auteur en cite un autre dans le déroulé de la réflexion : l’acceptabilité du risque. Là où les Etats-Unis demandent aux constructeurs de voitures autonomes d’avoir un produit parfaitement sans danger, il rappelle que la Chine compte 260 000 morts par an dans des accidents de voiture. Dans ce contexte, une technologie, même imparfaite, qui permet de réduire ce chiffre est la bienvenue. Conclusion : un « Minimum Viable Product » qui pourrait paraître socialement inacceptable en Occident pourrait être le bienvenu en Chine. Le point de départ, et donc l’acceptabilité sociale, est très différent…

Abundant data

Il y a quelques différences fondamentales entre la Chine et l’Europe : la disparition du cash organisée sur 2015-2017, l’absence de régulation du type RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données) et ce que l’auteur appelle le mouvement « Online-to-offline » ou O2O (par exemple Uber pour prendre une illustration connue).

Le résultat est simple : les algorithmes chinois ont accès à des masses d’information sur absolument tout… ou presque. Pas besoin de s’étendre plus sur ce point, lisez le livre si cela vous intéresse.

Well trained scientists

L’auteur affirme que la Chine a lancé des programmes éducatifs et massifs et que l’intelligence artificielle est une science très accessible. Ce second point est particulièrement intéressant. Pour citer l’ouvrage : « Artificial researchers tend to be quite open about publishing their algorithms, data, and results.” Et “AI experiments are perfectly replicable, and algorithms are directly comparable.”

C’est-à-dire que les séparations géographiques et les barrières de la langue qui ont pu historiquement retarder le développement de certains pays sur certaines nouvelles technologies n’impactent pas le développement de l’intelligence artificielle au XXIème siècle.

Les étudiants chinois font partie des premiers lecteurs de arxiv.org et visionnent les interventions des leaders du sujet comme Yann LeCun, Seabstian Thurn ou Andrew Ng. Et les grands leaders du sujet (i.e. Google, Microsoft, Facebook, Baidu, Alibaba, Tencent) laissent leurs laboratoires de recherche publier ouvertement.

Les quatre vagues d’intelligence artificielle

Kai-Fu Lee décompose l’IA en quatre catégories successives :

  • Internet AI. Ce sont les moteurs de recherche, ce que Facebook et LinkedIn décident de mettre en avant pour nous ou les publicités que l’on nous montre. Cette IA est à présent partout et nous y sommes habitués.
  • Business AI. Ce sont les algorithmes mis en place par les entreprises sur leurs propres données internes pour réaliser des applications business. C’est par exemple un assureur qui utiliserait un algorithme de machine learning pour définir le montant des polices d’assurance. Ce n’est jamais qu’un modèle d’actuariat avec un moteur différent et pus puissant. Cependant, cela demande de disposer de données internes accessibles et organisées. L’auteur remarque que peu d’entreprises ont cela, et surtout pas les entreprises chinoises… plus de détails dans l’ouvrage.
  • Perception AI. Il s’agit de mettre en place des scénarios hybrides entre les expériences en ligne et physique. L’auteur appelle cela OMO (Online-merge-offline). Être reconnu dans un magasin avec son visage, faire des achats à la voix… tous les cas d’usage qui font penser à un épisode de scénario de science-fiction sont globalement dans cette catégorie. Dans romans et les films, en général cela tourne mal car l’histoire n’en est que plus intéressante. Et ces scénarios nous dérangent car nous n’y sommes pas habitués. Pourtant, ils arrivent.
  • Autonomous AI. Là, il s’agit beaucoup de robotique. C’est la voiture qui conduit toute seule, le robot qui va se servir dans un stock, celui qui ramasse les fraises mures…

Le clash des civilisations artificielles ?

Irons-nous vers un clash des civilisations ? Kai-Fu Lee ne cache pas que deux systèmes sont à présent en place : « Utilitarian government systems » et « Righs-based approach ». Ah ! Et quid des autres pays ? Selon l’auteur, le Royaume-Uni, la France et le Canada ont de bons laboratoires d’intelligence artificielle, mais manquent de l’écosystème de venture capital pour le transformer en activité économique. Bref, à ce stade, l’auteur considère deux blocs : la Chine et les Etats-Unis.

Chacun a ses avantages et ses inconvénients. L’auteur appelle ouvertement à éviter une réflexion « l’un contre l’autre ». Il voit l’IA comme une occasion de construire une société plus juste et plus harmonieuse loin des enjeux de confrontation. Après tout : “We are not passive spectators in the story of AI – we are the authors of it.”

Dans une conclusion très bouddhiste et très personnelle, l’auteur qui vit entre plusieurs mondes (citoyen taïwanais éduqué aux Etats-Unis qui vit à Pékin) appelle plutôt à la tolérance, la création d’un monde meilleur et à se poser très fort les questions : dans quel monde voulez-vous vivre ? Et quel est votre objectif personnel ? Son objective personnel a longtemps été “to maximize my impact and change the world”. Mais qu’est-ce signifie véritablement « maximize my impact » ? Et dans quelle direction « change the world » ?

A vous de voir…


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