La Démocratie autrement est une réflexion pertinente et intelligente sur la manière de faire évoluer le fonctionnement des démocraties modernes pour les rendre plus inclusives.

J’ai rencontré l’auteur, Frank Escoubès, à la fin des années 2010. Je devais au nom de McKinsey participer au plan stratégique à dix ans d’une grande société internationale. De son côté, il devait mettre en place une plateforme en ligne pour organiser un débat sur plus de 10 pays et 10 000 participants pour animer une discussion à l’échelle autour de ce plan stratégique.

A première vue, j’étais très dubitatif : une société n’est pas une démocratie. On ne définit par une stratégie au moyen d’un vote majoritaire. Quelques minutes de discussion ont suffi à faire disparaître mes doutes : Frank et son associé Martin Duval au sein de Bluenove étaient expérimentés et très conscients de ce que leur plateforme et leur méthodologie de débat pouvaient faire et ne pouvaient pas faire.

L’expérience a donc eu lieu. Cette société a défini son plan stratégique à dix ans avec McKinsey dans le rôle du cadrage, Bluenove dans le rôle de la méthodologie participative, et des milliers de collaborateurs dans plus de dix pays dans le rôle des stratèges. Ce fut un succès ; je n’ai entendu que du bien de cette initiative.

La lecture de La démocratie autrement, signé de Frank Escoubès et Gilles Prorol, est à la hauteur de cette première rencontre : intelligent, pertinent et juste assez provocateur pour susciter l’innovation.

N’hésitez pas à le lire ! Et si vous voulez un aperçu avant de le parcourir, voici ce que j’en retiens.


Cet ouvrage fait partie d’un recueil de synthèses (la bibliothèque), d’une sélection d’ouvrages que tout le monde ou presque devrait avoir lu (le label Curatus) et d’une liste de livres au message brillant, mais simple (les 3-line punchers). Prenez le temps de parcourir ces listes. Certains titres pourraient vous intriguer !


La démocratie participative : définition d’une chance pour notre avenir

Historiquement, on prend le pouls des citoyens par des sondages, des enquêtes publiques, des panels citoyens ou des référendums. Cependant, les outils modernes permettent une nouvelle voie : la démocratie participative.

Les auteurs la définissent comme l’occasion de compléter, enrichir et légitimer la démocratie représentative sans s’y substituer en mobilisant de manière active les citoyens et les corps intermédiaires (associations, syndicats, entreprises, ONG, experts, etc.) avant, pendant et après la décision politique.

Ce n’est donc ni une démocratie directe (laquelle confie le choix politique ultime aux citoyens par le biais du référendum) ni un renoncement des parlementaires ou de l’exécutif à leur rôle de décision.

Les auteurs sont convaincus que c’est le moyen d’échapper aux dangers de la technocratie et du populisme. Gouverner sans le peuple leur paraît dangereux à moyen terme parce que cela crée les conditions de la montée des extrêmes. Gouverner uniquement pour plaire au peuple leur paraît un retour en arrière historique indigne d’un XXIème siècle éclairé.

Cette troisième exige une phase expérimentale mais leur permet porteuse de confiance et d’efficacité.

Le débat binaire crée des oppositions de principe dangereuses et stériles

Toutes les études sociologiques montrent qu’on ne change pas d’avis pendant un débat. Chacun y écoute sélectivement les arguments qui vont dans son sens et sort toujours plus convaincu du bien-fondé de son point de vue.

En effet, il faut selon les auteurs trois qualité pour débattre : « la bonne foi, sans quoi le dialogue n’est qu’un leurre et le débat condamné d’avance ; le respect de l’autre, qui invite à se garder de le moquer ou de l’insulter ; l’humilité enfin, qui se traduit par « la conviction que personne n’est propriétaire de “la” vérité ». Rassembler ces trois qualités est rare et difficile.

Comment change-t-on alors ? Avec le temps et en se frottant aux idées. « L’allié de la conversion n’est pas l’argumentation. C’est l’exposition continue. » La démocratie inclusive permet d’organiser cela pour dépasser les oppositions binaires pour faire apparaître la volonté de compromis intelligent de la majorité des participants.

Les médias et la politique cherchent à continuer de faire vivre un monde binaire qui n’est plus. Opposer droite à gauche, France d’en haut à France d’en bas, conservateur à libéral ou mondialiste à localiste est une facilité intellectuelle qui fait de bonnes unes de journaux, mais est dangereux. C’est un leurre intellectuel qui représente mal notre monde.

Selon les auteurs, « on est parfois libéral en économie et socialiste en santé, traditionaliste en éducation et progressiste en mœurs, autoritaire en sécurité et patriote en défense, jacobin en innovation et décentralisateur en aménagement, communiste en justice sociale et conservateur en droits, européen en commerce, collectiviste en solidarités et universaliste en écologie. Tout cela à la fois. ».

Pourquoi la démocratie inclusive n’est-elle donc pas déjà une réalité ? D’abord, elle fait peur, ensuite elle demande une structure en 4 étapes, enfin elle demande d’être prêts à des essais.

Elle fait peur : 5 fausses idées reçues

Tenter la démocratie inclusive a mauvaise presse. On l’assimile souvent au referendum. Et les exemples du Brexit en 2016 ou de la constitution européenne en 2005 sont dans toutes les mémoires. De plus, les expériences récentes comme celle du Grand Débat de 2019 en France ont laissé une mémoire mitigée. L’utilisation qui en a été faite des résultats a laissé sur sa faim.

Pourtant, le Grand Débat a permis d’apporter une réfutation factuelle à cinq idées reçues qui sont souvent opposées à la démocratie participative :

  • « Les gens ne participent pas aux débats publics » : plus d’un million de personnes a participé au Grand débat. L’intérêt est donc patent.
  • « Chacun défend toujours ses intérêts particuliers » : ce n’est pas nécessairement un problème car l’intérêt général est en fait une somme des intérêts particuliers. De plus, ce n’est pas ce qu’on observe dans les contributions.
  • « C’est la porte ouverte aux idées rétrogrades comme le retour de la peine de mort » : ce n’’est pas non plus ce qu’on observe. L’immense majorité construit sur l’existant plutôt que de vouloir revenir en arrière. Et les extrêmes sont en fait noyés dans la masse.
  • « Tout le monde en veut toujours plus et personne ne fait d’arbitrage » : au contraire, la plupart des participants font d’eux-mêmes des propositions d’économie.
  • « Les solutions ne viendront pas du peuple, mais des experts » : cette idée est fort heureusement fausse. Elle se démontre très bien par l’absurde. Et par ailleurs, on trouve de très bonnes propositions chez ceux qui ont de l’intérêt pour le sujet (disposition intellectuelle, idéologique ou culturelle, attention élective), de la compétence stricto sensu (investissement personnel en connaissances) et un fort niveau d’affectation (le fait d’être individuellement ou collectivement affecté par le problème).

Les auteurs proposent donc de continuer les expérimentations, mêmes imparfaites, en s’assurant de respecter quatre étapes : consulter, co-construire, co-décider, co-agir.

Etape 1 : consulter

Les auteurs conseillent de faire parler les participants le plus ouvertement possible. Ils observent que les tentatives d’orienter le débat sont dans l’ensemble repérées et mal perçues. Les citoyens sont en moyenne trop intelligents pour cela.

Ils suggèrent de laisser l’expression la plus libre possible et de confier à une intelligence artificielle le soin de segmenter les contributions en fonction de si elles traitent du pour quoi, du pourquoi, d’un vécu personnel, du comment, etc. Les intelligences artificielles ne sont pas plus imparfaites que de laisser faire ce travail par des humains et ont l’avantage de l’impartialité.

Pour une consultation efficace, il faut :

  • Une très grande quantité d’informations récoltées sur le terrain. Cet immense océan de données numériques est en fait déjà là mais encore difficile à canaliser pour en tirer du sens.
  • Créer des récits. Mettre en récit des situations de vie par des témoignages non structurés
  • Poser de bonnes questions. Poser des questions sur les dépendances, les attachements ce à quoi chacun est prêt à renoncer
  • Une dose massive d’indépendance d’esprit. Il s’agit d’encourager les points de vue originaux, l’anticonformisme, l’expression de jugements opposés. Les extravagants forcent à l’esprit critique.
  • Une agrégation par les méthodes algorithmiques les plus objectives possibles de l’ensemble des informations produites. En somme, s’en remettre à un véritable langage permettant d’interpréter le foisonnement. Nous y reviendrons dans le dernier chapitre de ce livre.
  • Faire appel aux arts. Mêler les narrations brutes du quotidien, les films, les fictions, les romans littéraires ou graphiques, les documentaires ou témoignages inspirants, les prises de paroles théâtrales, le slam le stand-up évocateurs, voire du design fiction pour permettre aux citoyens d’imaginer sans contrainte des futurs désirables.
  • Partager les bases documentaires. Accumuler le savoir plutôt que le reconstruire à chaque fois.

Etape 2 : co-construire

Les expériences de démocratie inclusive se heurtent souvent à la difficulté de repérer des experts avec qui réfléchir en profondeur. Les auteurs apportent quatre approches simples et éprouvées

  • La demande. Poser la question « De quelles compétences disposez-vous pour traiter de ce sujet en particulier ? » fonctionne très bien. C’est très simple à mettre en œuvre et se fonde sur un simple déclaratif. Les fausses déclarations sont en fait très rares.
  • L’observation. Les interventions sur les réseaux sociaux, blogs et publications informelles permettent de repérer des experts profanes sans que leur compétence soit marquée formellement par un diplôme ou une expérience professionnelle.
  • La recommandation. Demander à des experts profanes identifiés de présenter cinq autres experts profanes en qui ils ont confiance permet rapidement de construire une chaîne d’experts fiables.
  • La participation. Les auteurs remarquent que les expériences de démocratie participative permettent de faire surnager ces experts profanes : « au début, les participants s’invectivent, critiquent, revendiquent. Puis, progressivement, les plus rageurs ou les moins engagés disparaissent au profit de ceux qui veulent vraiment faire avancer la résolution du problème. »

Etape 3 : co-décider

Une décision est un processus, et non un acte isolé. Nous voulons souvent voir l’acte de décider comme un moment où un individu tranche. C’est principalement une image d’Epinal. En réalité, la décision se forme lentement au travers d’un continuum de possibilités.

Il y a toujours dans les décisions clés trois types de parties prenantes : les managers (p. ex. les politiques), les ingénieurs (p. ex. les experts), et le commun des mortels (i.e. les citoyens). Une décision est bancale dès qu’il manque l’une des trois parties.

Et pour qu’une décision soit mise en œuvre à l’échelle, il faut en plus de l’adhésion des trois parties prenantes qu’elle soit facilement compréhensible dans sa formulation et que les critères qui ont amené à la décision soient lisibles.

Evidemment, co-décider est en apparence plus long que de décider seul. Dans la durée, c’est cependant un bon investissement.

Etape 4 : co-agir 

Co-agir est la responsabilité de chacun. Nous agissons tous au quotidien. Parfois, sur des actions sans importance à grande échelle ; et parfois comme maillons d’éléments plus importants. Je retiens de ce chapitre la traduction du manifeste de l’association Extinction Rébellion librement traduite et adaptée du guide This Is Not a Drill. Je trouve les six points très pertinents :

  1. « Il vous faut du nombre. Pas des millions de personnes, mais pas quelques dizaines non plus. Plusieurs milliers. Idéalement 50 000.
  2. Il vous faut aller dans la capitale. Là où résident le gouvernement et les élites. C’est aussi là que siègent les médias nationaux et internationaux.
  3. Il faut enfreindre la loi. Cela crée une tension sociale forte et un effet de dramatisation qui sont des éléments essentiels pour provoquer le changement. Tout le monde aime les histoires d’outsider. C’est le récit archétypal par excellence, dans toutes les cultures. Les bons contre les méchants. Briser les règles éveille l’attention et montre au grand public et aux élites que vous êtes sérieux et déterminés.
  4. L’action doit rester non violente. Dès que vous tolérez la violence, vous détruisez la base communautaire et la diversité du mouvement, qui sont les facteurs clés de succès des mobilisations de masse. Les premiers à quitter le mouvement seront alors les très jeunes, les personnes âgées et les personnes vulnérables. Il faut donc former les gens et les inciter à rester calmes.
  5. Il faut que le mouvement se perpétue jour après jour. Bloquer une capitale pendant une journée ne sert à rien. Cela fait la une des nouvelles, et puis plus rien. Si l’on veut créer un réel coût économique pour les dirigeants, il faut maintenir l’effort durablement. renforce exponentiellement le coût économique de la désobéissance.
  6. Enfin, n’oubliez pas que tout ceci doit rester « fun ». Si on n’a aucune occasion de danser ou de faire la fête, ce n’est pas une vraie révolution. Les communautés artistiques doivent être de la partie : tout ceci doit ressembler à un festival. »

Comment participer ? trois rôles pour le citoyen actif

Les auteurs rêvent d’une grande base de données partagée qui permettrait d’assembler l’avis des citoyens sur de nombreux sujets afin d’en tirer le meilleur. Leur rêve est proche d’un Internet bien rangé autour de trois principes : complétude, pertinence et intelligibilité.

  • Complétude pour faire émerger du sens à partir des masses immenses de contributions libres. Il s’agit de synthétiser les messages à travers un langage commun.
  • Pertinence pour que les meilleurs contenus surnagent et permettre la collecte, l’analyse et la représentation intuitive de l’expression citoyenne sous toutes ses formes.
  • Intelligibilité pour générer de l’impact social et politique à partir de cette connaissance organisée. Il s’agit de représenter fidèlement les idées et les rapports de forces.

A ces conditions, la démocratie inclusive pourrait alors enfin passer à l’âge adulte. Il s’agirait de laisser la liberté aux citoyens de choisir d’exploiter, d’épargner ou de sous-traiter leurs droits de vote en fonction de l’intérêt qu’ils portent aux différentes dimensions de la vie publique, afin de renforcer leur influence démocratique sur celles qui leur paraissent clés.

Les auteurs imaginent un ensemble de possibilités pour s’éloigner du dogme « une personne égal une voix » qui est loin d’être le modèle le plus efficace d’organisation. Les systèmes de délégation de voix, de points à répartir entre plusieurs sujets ou de droit de vote différencié selon notre lien aux sujets nous paraissent souvent inacceptables parce qu’ils bousculent nos habitudes. Certains sont en réalité intéressant.

Pour faire apparaître ce futur désirable, les auteurs imaginent notamment trois rôles possibles pour le citoyen actif du XXIe siècle.

  • Faciliter la complétude. Les citoyens recueilleraient des informations sur le Web pour alimenter un débat sur un thème donné (rôle de veilleur) et agréger les domaines d’expertise de chacun au fil des consultations, au gré des sondages, au travers d’un inventaire national ou d’une campagne sur les réseaux sociaux
  • Renforcer la pertinence. Ils pourraient vérifier la qualité de cette information et débusquer les fake news (rôle de fact checker) ou contribuer au traitement et à la synthèse des contributions citoyennes (rôle de gestionnaire de connaissances),
  • Animer et diffuser pour rendre intelligible. Ils assureraient en partie les fonctions d’animation, de médiation, de formation et de diffusion. Il pourrait s’agir de participer à la modération des échanges (rôle de modérateur).

Cette synthèse est une sélection incomplète des très nombreuses idées développées au sein du livre La démocratie autrement de Frank Escoubès et Gilles Prorol. Si le sujet vous passionne, n’hésitez pas à le lire en détail. Il est bien plus complet et pertinent que les éléments ci-dessus ne le suggèrent.


Cet ouvrage fait partie d’un recueil de synthèses (la bibliothèque), d’une sélection d’ouvrages que tout le monde ou presque devrait avoir lu (le label Curatus) et d’une liste de livres au message brillant, mais simple (les 3-line punchers). Prenez le temps de parcourir ces listes. Certains titres pourraient vous intriguer !


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