Article publié en octobre 2023 dans le numéro de 149 de ESSEC Reflets Magazine. Il sert d’inspiration et d’improvisation à l’ouvrage du même nom : Prendre le pas sur l’IA.
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“Ne pas subir.”
Devise du Maréchal de Lattre de Tassigny
Le grand public a découvert en 2023 la capacité d’interagir facilement avec une intelligence artificielle générative qui écrit remarquablement bien et répond de manière bluffante à beaucoup de questions. Ce n’est pas parfait… certes. Mais c’est bluffant. De nombreux utilisateurs observent le jouet et s’interrogent : ai-je encore un avenir professionnel ?
La question mérite d’être posée. D’autant plus que la réponse pourrait être négative. Surtout si votre métier consiste à réaliser moins bien et moins vite ce que l’intelligence artificielle exécute pas si mal que cela en quelques secondes à peine. Sans compter que ce n’est qu’un début !
J’ai eu le privilège de diriger une des équipes d’IA les plus avancées de France, celle du site de e-commerce Cdiscount. Cent millions de produits en catalogues et chaque année dix millions de clients pour deux milliards d’entrées sur le moteur de recherche et cent millions de produits expédiés. Derrière ces chiffres qui donnent le tournis, une cinquantaine de data scientists plus que compétents. Pour les comprendre, lisez Quand la machine apprend de Yann Le Cun. Ce vétéran et spécialiste du sujet explique très clairement la technologie et son évolution. Pour une réflexion sur les impacts sociétaux et philosophiques de l’IA, lisez La fin de l’individu, de Gaspard Koenig. C’est brillant. Pour une prospective sur les utilisations plausibles de l’IA dans les décennies à venir, lisez AI2041 de Kai-Fu Lee. Pour tester par vous-même, utilisez une des nombreuses IA à la disposition du grand public. Il en sort une nouvelle chaque semaine. ChatGPT est celle qui a fait couler le plus d’encre.
Chaque décennie apporte son lot d’évolutions majeures dans le monde professionnel. Je suis entré dans la vie active dans les années 2000, juste après la généralisation de l’informatique et des adresses e-mail. J’ai vécu la vague du téléphone portable. Au départ, tout le monde n’en n’avait pas un. J’ai observé la généralisation d’Internet à haut débit en permanence. Jusqu’au milieu des années 2010, on ne captait pas partout. J’ai aussi vécu l’avant et l’après du présentiel quotidien. Il semble que la généralisation de l’intelligence artificielle dite Natural Language Processing (NLP) est la prochaine marche de l’escalier. Cette marche pourrait se résumer ainsi : L’IA réagit à une question qu’on lui a posée avec une réponse instantanée structurée et lisible, mais de surface, et dont les éléments sont fondés sur un savoir communément admis, mais pas toujours vérifié. La phrase précédente est importante. Relisez-la.
Dans ce nouveau paradigme, il pourrait m’arriver de préférer une IA à mes collègues. Quand ? D’abord quand mon collègue attend que je lui demande quelque chose que j’aurais voulu qu’il anticipe. Si c’est à votre boss de vous demander de travailler… alors vous êtes une IA à son service ! Ensuite, quand mon collègue complique inutilement le problème, m’explique qu’il n’a pas le temps ou met trop longtemps à répondre. Une IA répond à la question, répond rapidement et tente toujours d’apporter une solution. Après, si jamais la réponse de mon collègue est superficielle ou naïve. Enfin, si sa réponse est incompréhensible. Ecrire correctement et expliquer clairement sont des arts difficiles qui demandent de l’entraînement. L’IA est codée pour réaliser cet exploit sans même s’en rendre compte.
Alors, votre job est-il menacé par l’IA ? Oui. Franchement, oui. Surtout si vous acquiescez par l’affirmative aux points suivants.
- Je suis les ordres d’un supérieur ou d’un client. J’exerce rarement ma propre volonté.
- Je réponds à tout sans différenciation. La demande la plus récente est ma prochaine priorité.
- J’attends la suite. Quand j’ai terminé, je passe au travail suivant. Je réagis plus que je n’agis.
- J’avance des réponses plausibles, mais de premier niveau et sans avoir vérifié jusqu’au fond.
- J’utilise les mêmes sources que tout le monde, sans avoir questionné leur véracité.
- Je manque de temps en temps de clarté. Ce que j’écris demande à être expliqué.
- Je réponds parfois à côté. Et il m’arrive d’apporter des problèmes plus que des solutions.
- Je mets du temps à répondre. Des jours, parfois des semaines.
- Je me fonde sur mon propre travail. C’est moi qui exécute. Je réalise les actions seul.
Les trois premiers points de la liste tiennent à la passivité. L’IA attend qu’on lui demande quelque chose ; elle ne veut rien. Pour prendre le pas sur l’IA, il faudra vouloir, prioriser et agir. Les deux points suivants sont liés à l’adjectif artificiel. L’IA n’est pas intelligente. Elle simule l’intelligence. Pour prendre son pas, il faudra approfondir et interroger. Ensuite vient un triple muscle à développer : écrire, positiver et répondre vite. L’IA rédige bien et répond à la question dans l’instant. Difficile à égaler : nous pensons tous bien communiquer et nous savons bien que c’est faux. L’IA est codée pour positiver et son temps de réponse est probablement imbattable. A défaut de prendre le pas, il faudra éviter de se laisser distancer… ou la mettre à son service ! C’est le sens du dernier point. Dans ce nouveau monde, nous sommes une victime solitaire ou un acteur qui met le système à son service.
Alors, que faire ?
- Vouloir.
- Prioriser.
- Agir.
- Approfondir.
- Interroger.
- Ecrire.
- Positiver.
- Mener.
- Déléguer.
A ce stade de la réflexion, prenez un moment d’arrêt. Relisez la liste des actions suggérées pour prendre le pas sur l’IA. Il est possible que vous la trouviez atemporelle. Avez-vous l’impression que j’agite le chiffon rouge de l’intelligence artificielle générative en avançant des suggestions qui auraient été vraies il y a vingt ans et qui resteront vraies dans vingt ans ? Vous avez raison. Et c’est d’ailleurs plutôt une bonne nouvelle. Les compétences à renforcer pour bénéficier de cette révolution technologique vous permettront aussi d’avoir un coup d’avance pour la suivante, quelle qu’elle soit.
Plus encore que ne pas subir, il s’agit d’agir pour dépasser l’outil. Alors, prêt à passer devant l’IA ?
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