Celles et ceux qui ont lu le Fondation d’Isaac Asimov connaissent le concept de psychohistoire. Dans ce grand classique de science-fiction, un historien est parvenu à modéliser les grands événements des siècles et millénaires à venir au moyen d’un modèle mathématique qui s’intéresse aux grandes masses en interaction, sans tenir compte des individus. Si vous n’avez pas lu Fondation, pensez à le mettre sur votre liste. Ce roman n’est pas célèbre sans raison. Et si le monde réel vous intéresse plus, lisez Peter Turchin.

Peter Turchin fut longtemps un spécialiste de l’évolution des populations animales et végétales avant de se tourner vers l’histoire seulement après ses quarante ans. Ses modèles mathématiques ont d’abord traité des plantes et de différentes espèces avant qu’il ne participe à fonder la cliodynamique, une discipline qui traite l’histoire comme une science et y applique des modèles mathématiques pour expliquer les phénomènes dynamiques comme par exemple l’ascension et la chute des empires. C’est en quelque sort la data science appliquée à l’histoire. Si le concept de s’appuyer sur les données du passé pour tenter de prédire l’avenir n’est pas nouveau, le domaine de la cliodynamique a connu une accélération très forte depuis 2000 avec la constitution de bases de données bien plus étendues et d’une capacité de modélisation incomparable avec les moyens du vingtième siècle.

Nous touchons ici à la principale raison de s’intéresser aux travaux de Turchin : ce n’est pas un essayiste qui partage ses convictions ; c’est un scientifique qui vulgarise dans End Times les méthodes et conclusions de dizaines d’années de recherches publiées qui analysent données statistiques à l’appui les essors et les chutes de 700 sociétés différentes sur 10 000 ans d’histoire. Si vous imaginez qu’il est possible que – sans se répéter exactement – l’histoire bégaie un peu parce que les mêmes causes créent – plus ou moins – des conséquences similaires, lire Peter Turchin ne peut être qu’éclairant.

— Note : ce qui suit constitute des notes de lectures écrites pour moi-même. Je les publie si jamais cela intéresse quelqu’un et pour pouvoir m’y référer, mais cela ne constitue pas une synthèse de l’ouvrage —

Le principal message du Chaos qui vient

Dans End Times, Peter Turchin a un message très clair : le sociétés humaines entrent en crise lorsqu’elles connaissent à la fois une surproduction d’élites et l’appauvrissement des classes populaires. Pour empêcher cette crise, la meilleure stratégie est d’arrêter la pompe à richesse.

Intéressons-nous à ces quatre concepts

Crise – Ce dont parle l’auteur, c’est de la fin d’une civilisation telle que nous la connaissons. On sort d’une crise par une guerre civile, une révolution, une guerre perdue, une épidémie de grande ampleur, etc. Bref, ce n’est pas la bourse qui dévisse de 30% et qui remonte six mois plus tard.

Surproduction d’élite – Turchin prend l’exemple du jeu des chaises musicales. Chaque année, un certain nombre d’aspirants à l’élite tentent de trouver une chaise pour s’asseoir. Ceux qui n’y parviennent pas se retrouvent frustrés. Au jeu des chaises musicales, il y a typiquement une chaise de moins que de participants. Si une société multiplie le nombre de participants par quatre, mais n’augmente les chaises que de 30%, on se retrouve avec une importante population de personnes intelligentes et relativement riches frustrées de leur situation sociale. Ces personnes créent mécaniquement une contre-élite qui cherchera à déstabiliser celle en place. La surproduction d’élite peut se produire par reproduction (i.e. l’élite en place fait trop d’enfants) ou en ouvrant les portes des universités (c’est malheureux, mais en cliodynamie, l’éducation de masse a des effets de bord significatifs). Quand les élites se scindent en groupes irréconciliables, notamment ethniques ou religieux, la crise – au moins intra élites – est quasiment inévitable.

Appauvrissement des classes populaires – Il s’agit de l’appauvrissement relatif de la majorité de la population adulte en âge de travailler, donc celles et ceux qui ne font pas partie de l’élite. En cliodynamie, les très jeunes et les très âgés comptent peu. Si la masse qui travaille se sent appauvrie et en particulier a le sentiment de mener une vie plus difficile que la génération précédente, vous avez un terreau particulièrement fertile aux crises. Il ne s’agit pas ici de pauvreté absolue. La classe moyenne américaine est beaucoup plus riche que la plupart des individus dans le monde. Seulement, ce n’est pas comme cela qu’ils le perçoivent et le vivent. Et juger qu’ils le ressentent à tort n’y change rien. D’autant plus que les faits leur donnent en fait raison si l’on s’intéresse aux indicateurs chiffrés. Comme on le comprend aisément, la combinaison d’une surproduction d’élite et d’un appauvrissement des classes populaires forme un cocktail détonnant. Juste une surproduction d’élite peut mener à une révolution de palais avec souvent un impact limité sur la société en général. Combinée à l’appauvrissement des classes populaires, cela mène à une crise.

Juste deux variables ? – L’auteur ajoute également à la liste la mauvaise santé fiscale, l’affaiblissement de la légitimité de l’état et les facteurs géopolitiques. Pour autant, les deux premiers sont très liés à la surproduction de l’élite et à l’appauvrissement des classes populaires. Quant au dernier, il est surtout vrai pour les petits États. Les grands systèmes sont trop gros pour être affectés par ce que font les voisins. La première cause de mortalité des grands empires n’est donc pas le meurtre, mais le suicide.

Pompe à richesse – Si la population s’appauvrit en termes relatifs, c’est que l’élite s’enrichit. Mécaniquement, il faut que l’argent aille quelque part. Pour éviter ou tout du moins retarder la crise, il faudra arrêter ou inverser le processus. Nous y reviendrons.

Dans quel monde vit-on ?

Plusieurs concepts interpellent dans les travaux de Peter Turchin. Notamment les catégories de source du pouvoir, leur stabilité dans le temps, la stabilité des sociétés et les cycles. À ces différents sujets, l’auteur rappelle à plusieurs occasions qu’il ne passe pas de jugement de valeur, il se content de constater avec une approche scientifique. Les théories qu’il avance – à la différence notable des théories du complote qu’il cite expressément – passent donc l’épreuve des faits. C’est-à-dire que parfois, la conclusion nous déplait ; mais c’est comme cela et on peut le démontrer.

Les sources de pouvoir – Une société peut-être une militocratie, une administration, une ploutocratie ou encore une théocratie. Une militocratie est une société où le pouvoir est détenu par l’armée. Dans les sociétés primitives, c’est souvent la principale source de pouvoir : la force pure. C’est-à-dire que pour être légitime, il faut avoir une carrière de militaire. L’auteur remarque que les militocraties évoluent souvent vers un pouvoir au moins en partie administratif car – historiquement – dès qu’une société compte plus d’un million d’habitants, il devient difficile de la maintenir avec une élite simplement issue des armées. L’exemple le plus clair d’élite administrative est la Chine des Mandarins où pendant des millénaires le pouvoir a appartenu à une élite recrutée sur concours. Les ploutocraties sont des sociétés où le pouvoir est détenu par l’élite économique, donc les personnes les plus fortunées. Elles sont plus rares historiquement, mais on compte des exemples comme la république de Venise où les Pays-Bas à la Renaissance. L’exemple contemporain le plus significatif est les États-Unis d’Amérique. L’auteur prend le temps d’expliquer et de contextualiser, mais son message est clair : pour les spécialistes de la sociologique et de l’ethnographie, il n’y a pas de débat sur le fait que les USA sont une société où les décisions politiques sont prises par l’argent. Les théocraties, donc des sociétés où le pouvoir est détenu par les religieux sont également plus rares historiquement. On pense aux états pontificaux ou à l’Iran.

Les sources de pouvoir sont historiquement stables – Après une crise, le pouvoir revient presque toujours aux mains de la même catégorie d’élite, même si les individus ont été remplacés. C’est un point majeur. Pour un cliodynamicien, le parti communiste chinois contemporain n’est pas très différent d’une dynastie impériale. Il s’agit d’une élite administrative qui régit le pays et tient le commerce et les militaires en coupe réglée. Rappelons que les cliodynamiciens observent les grandes masses au macroscope. Pour eux, il n’y a donc rien de nouveau dans les rappels à l’ordre de l’état au monde des affaires chinois. Le pouvoir en Chine appartient à l’administration depuis plus de 2000 ans. De même, l’exemple de l’Egypte développé par l’auteur est flagrant : le pouvoir est aux mains des militaires depuis des siècles. Pour que cela change, il faudrait des événements plus que majeurs. La source de pouvoir d’une société est une donnée très fortement ancrée dans l’ADN d’une civilisation et tend à rester stable à long terme.

La stabilité des sociétés – Les sociétés peuvent être numérotées de -10 à +10 selon leur degré de démocratie. -10 correspond à une société autoritaire maximale (par exemple la Corée du Nord) et +10 serait une démocratie parfaite. Les autocraties imparfaites et les démocraties imparfaites sont les plus instables. Les autocraties parfaites sont les plus stables. Donc quand une société est complètement verrouillée, la Corée du Nord par exemple, il y a peu de chance qu’elle entre en crise et change par elle-même. En tout cas sans événement exogène. En revanche, une autocratie qui s’ouvre et permet un début de démocratie tout en ouvrant les portes de l’université a toutes les changes de connaître une crise dans les décennies qui suivent. Ce n’est pas nécessairement un mal et c’est potentiellement le but à moyen terme des individus qui ont ouvert l’autocratie.

Les cycles – Toutes les civilisations finissent par tomber. Toutes les sociétés connaissent des crises. Et les fondements de nos sociétés sont plus faibles que nous ne le pensons. C’est à la fois un fait connu et un impensé. C’est connu car nous connaissons tous moult exemples de civilisations disparues. C’est un impensé car il est toujours difficile d’imaginer que son quotidien pourrait basculer. Comme le rappelle Yuval Harari dans Sapiens, « Les révolutions sont par nature imprévisibles. Les révolutions prévisibles ne se produisent pas ». Pour en revenir aux cycles, l’auteur les divise entre les cycles d’intégration (quand tout va bien) et les cycles de désintégration (quand tout va mal). Comme nous l’avons vu précédemment, les cycles de désintégration s’enclenchent quand plusieurs facteurs se cumulent comme une surproduction d’élite et un appauvrissement de la masse. Malheureusement, les cycles sont quasiment inéluctables et quand un cycle est enclenché, on peut le retarder, mais quasiment jamais l’éviter. Comme l’écrivait  Émile Souvestre en 1848, une année de crise en Occident : « Il y a quelque chose de plus puissant que la force, que le courage, que le génie même : c’est l’idée dont le temps est venu ».

Que faire ?

L’individu ne peut pas grand-chose – La cliodynamie est à la fois déprimante et libératrice. Déprimante parce que dans l’ensemble, la capacité d’un individu à influencer le système est nulle. Certes, le système est bien la somme des interactions de l’ensemble des individus. Donc tout le monde fait partie par définition du réseau d’influence. Surtout si l’on fait partie de l’élite, le 1% qui détient le pouvoir. Pour autant, la cliodynamique s’oppose à la théorie des grands hommes qui suppose que l’histoire telle que nous la connaissons est surtout le fruit des décisions de quelques individus clés en capacité de décider. Car la cliodynamique postule que ces personnes au pouvoir en fait le fruit de leur époque. Ainsi, l’histoire les fait plus qu’ils ne la font. On trouvera toujours un contre-exemple, mais statistiquement, la règle des grandes masses en présence s’applique. Ainsi, les individus au pouvoir peuvent avoir un impact fort – mais il s’agit de très peu de personnes – et nous avons tous un rôle à jouer – puisque nous faisons partie du système. Pour autant, le système comprend énormément d’effets pervers (bien des actions individuelles fort nobles accélèrent les cycles plus qu’on ne le penserait) et la capacité d’un individu à changer la donne est quasiment nul. C’est donc à la fois très déprimant et très libérateur : après tout, il n’y a pas grand-chose à faire !

Influencer la sortie – L’auteur note que l’entrée de crise est une vallée étroite, mais que sa sortie présente plus de variante. Une surproduction d’élite et un appauvrissement de la classe populaire crée systématiquement une crise. C’est le message principal de l’auteur. Peut-être parce que c’est la situation de l’Amérique de 2022, quand il écrit le livre. Heureusement, il existe plusieurs manières de sortir de la crise. La plus terrible est probablement la guerre civile qui massacre les élites et décime une partie de la population. C’est l’exemple de la guerre de Sécession américaine qui résout le problème de la surabondance d’élite et de l’appauvrissement relatif de la classe populaire : après quatre ans de guerre, l’élite est décimée et les travailleurs moins nombreux pour les mêmes ressources. L’exil de l’élite suproduite peut aussi résoudre le problème. L’auteur remarque que l’Angleterre au XIXème siècle n’a pas connu les mêmes soubresauts que l’Europe continentale, notamment parce qu’elle exportait sont élite frustrée vers son vaste Empire. Inverser la Pompe à Richesse, donc réduire les inégalités sociales est aussi un moyen d’éviter une crise, et c’est notamment ce qui s’est passé en Amérique entre 1940 et 1970.

Quelques conclusions à l’échelle individuelle

D’abord, cela vaut le coup de bien comprendre où l’on se trouve : dans quelle société vit-on ? Quel est le contrat social entre l’élite et la masse ? Comment rejoint-on l’élite ? À quel moment du cycle se trouve la société ? Nous trouvons-nous à un moment de crise ou au cours d’un cycle ? Les cycles, notamment d’intégration, peuvent durer plusieurs décennies. En tant qu’individu, on peut donc passer une belle vie tranquille si on a la chance de naître juste après une crise.

La question à se poser en tant qu’individu est ici « Should I say or should I go ? » pour paraphraser la célèbre chanson. C’est une question majeure à se poser. Il existe d’innombrables exemples d’individus qui ne se la sont pas posées. Et ils ne sont souvent plus là pour le raconter.

Suivre les indicateurs chiffrés. L’auteur donne quelque piste comme la taille des individus et l’espérance de vie. Mais comme il s’agit d’un ouvrage de vulgarisation, on y trouve peu de données et séries statistiques. Il ne parle jamais de coefficient de Gini, mais j’imagine que c’est un bon proxy aussi. La cliodynamique est une science jeune, il faudra suivre son développement.

Ensuite, cela vaut le coup de décider comment on participe : comment agir individuellement ? Même si personne n’a de pouvoir en soir, que puis-je faire au moins pour participer ? Comment s’assurer que ces actions ne sont pas contre-productives ? (lire le livre sur ce point : c’est fou comme l’enfer est pavé de bonnes intentions).

S’intéresser au sujet de l’immigration. Il est clé. Le brain drain permet l’exil de la contre-élite de certains pays et s’ajoute au rang de l’élite. Ce n’est neutre pour aucun des deux pays. L’immigration peu qualifiée participe à maintenir les salaires bas et à appauvrir la classe moyenne, ce n’est pas neutre non plus à long terme. Les travaux de Turchin font de fait du sujet de l’immigration un point majeur.

Participer à la stabilité des institutions et de l’État. Par exemple la famille, l’Église, les syndicats, les écoles publiques et les structures bénévoles. C’est la force de ces groupes humaines qui maintiennent la cohésion d’une société.

Enfin, éviter de faire partie de l’élite visible en temps de crise. C’est dangereux pour sa propre santé…


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