Savez-vous organiser le travail ? La plupart d’entre nous pensons que oui. Mais en êtes-vous sûr ? Ce que vous pensez être une bonne organisation va-t-elle au-delà de quelques principes de bon sens qui vous ont mené jusqu’ici ? Ou plutôt, rassemble-t-elle une centaine de principes de bon sens dans une philosophie complète qui appliquée systématiquement au quotidien produit des résultats spectaculaires ?

Après avoir visité une usine Toyota, la plupart des professionnels changent d’avis quant à leur capacité à organiser le travail efficacement. La méthode employée dans ses usines a été popularisée sous le nom de lean et est aujourd’hui largement répandue dans d’autres compagnies et d’autres secteurs. Mais elle reste récente et largement ignorée. Et on peut l’appliquer partout. Une équipe de commerciaux, un département comptable, un hôpital… La plupart des outils du lean s’exportent dans tous les contextes pour peu qu’on se donne la peine de les transposer.

Les connaissez-vous ? Y avez-vous été formé ? Votre formation a-t-elle duré plusieurs jours et inclut des mises en pratique ? Sauriez-vous appliquer ces principes dans votre contexte ? Lesquels appliquez-vous déjà et lesquels devriez-vous adopter ?


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Prenons quelques exemples. Êtes-vous familier avec les concepts de « lead-time », de « touch time », de « muda » et de « takt time » ? Le lead-time est le temps total qui s’écoule entre la réception d’une commande et sa livraison. Dans la cuisine d’un restaurant, c’est le temps entre le moment où un convive attablé passe une commande et le moment où il est servi. Un des objectifs est que ce temps soit le plus court possible.

Le « touch time » rassemble tous les moments où l’on s’occupe de la commande et où celle-ci n’est pas en attente. Lorsqu’un commis de cuisine prépare la nourriture, dresse l’assiette ou lorsqu’un serveur amène le plat, nous sommes sur des moments utiles où la production avance. Lorsque la commande attend dans la file d’attente de la cuisine débordée ou que le plat préparé est déposé sur le rebord du comptoir en attendant qu’un serveur débordé lui-aussi passe le prendre, c’est un temps mort. C’est-à-dire un temps inutile.

Le « muda » est en fait un gaspillage. Le lean est empli de vocabulaire japonais. Cela lui donne un aspect technique et parfois quelque peu hermétique qui plaît à celles et ceux qui en font une religion. Mais les mots japonais du glossaire lean sont en fait des mots très normaux… si ce n’est qu’ils sont en japonais. Bref, le muda est une action inutile. Faut-il faire préparer à nouveau les pâtes car elles ont été trop cuites ? Faut-il faire réchauffer le plat au milieu de la préparation car il a refroidi parce qu’il a trop attendu ? Une assiette est-elle tombée par terre et devons-nous recommencer ? Voici des exemples de gaspillage visible. On peut aussi imaginer du muda moins évident. Supposez qu’une cuisine de restaurant utilise des plaques thermiques plutôt que des plaques à induction. Tout est moins rapide sans pour autant que l’équipe soit mal organisée. C’est là encore du muda.

Le « takt time » est la fréquence de production. Ou plutôt, c’est l’intervalle entre deux produits finis. Pour une rare fois, le mot emprunte au vocabulaire germanique plutôt que japonais. Un takt time de trois minutes suggère que votre cuisine sort une assiette toutes les trois minutes. Idéalement, il faudra réduire le takt time pour s’améliorer. Evidemment en conservant un « OTIF » à 100%. L’OTIF est l’acronyme de On Time In Full (à l’heure et complet) qui est un indicateur de performance bien connu du monde industriel. Ce concept est important car on peut être très efficient à réaliser une commande en retard ou incomplète. Imaginez une cuisine extrêmement efficiente, mais engorgée et avec une liste d’attente d’une heure. L’équipe réalise un travail d’orfèvre d’une précision impeccable dans une atmosphère chorégraphiée digne d’une brigade de restaurant étoilé. Pour autant, le convive en bout de chaîne est affamé et très insatisfait. Dommage ! De même si l’assiette arrive incomplète.

Explorons d’autres concepts du lean. Cherchez-vous en permanence à équilibrer le travail à fournir ? C’est-à-dire avez-vous des méthodes pour éviter les périodes de creux où il y a peu ou pas d’activité et de même à anticiper les périodes de très forte activité pour gommer les éventuels pics de charge ? Le lean n’apprécie ni les temps morts ni les moments d’activité frénétique pour préférer un rythme soutenable constant. Au passage, c’est l’occasion d’apprendre quelques nouveaux mots japonais : muda (que nous avons vu juste avant), mura et muri. Respectivement, mais pas littéralement, inefficacité, déséquilibre et surchauffe. Le premier recouvre le travail inutile, le second les moments d’attente liés aux irrégularités de la production et le troisième les moments où l’on pousse la machine ou l’équipe au-delà du raisonnable pour améliorer les performances à court terme, mais à un rythme non soutenable qui augmente les risques d’erreur, de fatigue voire d’accident.

D’ailleurs, réfléchissez-vous votre productivité dans le cadre des sept sources d’inefficacité ? Elles comprennent : la surproduction, les temps d’attente, les transports inutiles (des produits), le travail inutile (sans valeur ajoutée ou incorrect), les stocks surnuméraires, les mouvements inutiles (des opérateurs humains) et évidemment les défauts. Chacune de ces sept dimensions est de l’ordre de l’évidence. Mais avez-vous déjà analysé les activités de votre équipe au travers de ces sept prismes en même temps ? Vous pourriez découvrir plus de sources d’inefficacité que vous ne le pensez.

Et avez-vous entendu parler de concepts de production « push » et « pull » ? Dans l’ensemble, un système « push » produit quand il a le temps et tend donc à anticiper la demande et à générer des stocks. Ces stocks immobilisent du capital, prennent de la place et peuvent s’abîmer ou s’avérer inutiles. Le lean préfère les modèles « pull » qui produisent à la demande. Cependant, cala suppose une organisation capable de livrer rapidement et de s’adapter aux évolutions de cette demande.

Avez-vous l’habitude d’aller voir et observer par vous-même ? C’est une des bases du lean. Quand il y a un problème, on va voir en personne et on observe. Evident ? Certes. Mais cela règle bien des problèmes. Surtout si on le fait à chaque fois. C’est vrai pour beaucoup des autres éléments de la méthode : leur efficacité tient dans leur application systématisée tous les jours. Individuellement, chaque outil est du bon sens accessible à n’importe quel adolescent normalement intelligent. C’est collectivement et quotidiennement qu’ils permettent de faire la différence.

Connaissez-vous le principe des 5S ? Sort, Straighten, Shine, Standardize, Sustain. En Japonais : seiri, seiton, seiso, seiketsu et shisuke. Mais sauf à être binational, il y a peu de chances que cela vous parle. Prenons la version française où les initiales fonctionnent moins bien : trier, ranger, nettoyer, systématiser, maintenir. Une rapide recherche sur Internet vous renseignera sur les principes de chaque étape. Encore une fois, individuellement, chaque point est très simple. S’il vous arrive de naviguer sur des voiliers, maintenir une logique 5S à bord fait partie des obligations pour voguer en sécurité : un pont bien bien rangé, une place pour chaque chose, du matériel en bon état, une utilisation similaire d’un navire à l’autre et une réparation systématique de tout ce qui est défectueux. Sinon, le jour d’une tempête, le temps de chercher un objet qui n’est pas à sa place, qui est de toute manière abîmé et dont vous ne savez en fait pas vous servir… Vous risquez fort de finir échoué sur un récif. Mais savez-vous organiser un poste de travail avec les règles du 5S ? Il existe des experts du sujet qui ont fait de cette discipline leur métier au quotidien. Et ces méthodes ont significativement amélioré l’univers industriel. Êtes-vous sûr de les maîtriser parfaitement ?

Avez-vous des notions de management visuel et d’amélioration continue ? Le premier consiste à s’assurer que la performance de l’équipe est visible de tous en temps réel et que l’on peut facilement identifier et donc résoudre les problèmes rencontrés. Intéressez-vous au passage au concept de kanban. C’est intéressant. Le second concept, appelé kaizen dans l’univers japonisant du lean est un ensemble de méthodes pour se placer dans une démarche d’apprentissage pour faire toujours mieux et toujours plus efficacement. Les connaissez-vous ? Les appliquez-vous ?

Avez-vous des bases de maintenance autonome et donc préventive ? Les formations au lean que j’ai suivies commençaient par deux vidéos d’une minute chacune. La première montrait un jeune homme qui se sert un café sur la machine du bureau (la même que celle que j’utilisais moi-même, c’est moins convaincant quand on ne connait pas la machine). Il s’approche, prend un gobelet, appuie sur le bouton, attend quarante secondes que la machine broie les grains et passe le café, puis prend sa tasse et sort du champ. Temps total : une minute. Dans la seconde vidéo, au lieu d’attendre sans rien faire, le jeune homme remplit le bac à eau de la machine, vide le bac de marc de café, lave deux tasses dans l’évier attenant, range le sucre et les gobelets laissés en pagaille autour de la machine et passe un coup d’éponge. Il repose l’éponge quand la machine a fini. Temps total : une minute. Le même temps. Mais il laisse la place impeccable pour la prochaine personne qui passera et la machine en parfait état de marche. Comment pourriez-vous faire de même dans vos activités ?

Recherchez-vous systématiquement la source des problèmes et des défauts pour les faire disparaître à la racine ? Avez-vous pour cela des habitudes (par exemple tout arrêter dès qu’un défaut se présente) et des outils (renseignez-vous sur la logique des cinq « pourquoi » si cela ne vous parle pas) ? L’idée est d’organiser à chaque fois une chasse en profondeur de la cause première afin d’améliorer encore et toujours la qualité des produits finis. Cela peut paraître chronophage, mais cela représente à terme un gain de stabilité du système et un gain de temps conséquent.

Prenez-vous soin de vos clients et de vos fournisseurs ? Le lean suggère de mettre le client au centre de la réflexion. Cette logique est devenue un poncif largement répandu et communément accepté : « penser client » est presque un dogme. Qui oserait affirmer qu’il ne met pas le client au centre ? Pour autant, nous savons tous que peu d’organisations le font véritablement. Dans le cadre du lean, cette philosophie client est clé, notamment pour passer d’une logique de « push » à une logique de « pull ». De manière moins évidente, le lean suggère de consacrer beaucoup de temps et d’efforts à vos fournisseurs. Par exemple d’envoyer des experts de vos équipes travailler avec eux et de s’assurer qu’ils gagnent correctement leur vie et prennent plaisir à vous servir. Avez-vous une approche transactionnelle avec vos fournisseurs qui consiste à négocier durement avec eux et réduire les coûts ? C’est louable en apparence. Pourtant, dans la durée, cela met en péril leur capacité à innover et donc la qualité de leur service. Et cale peut limiter votre capacité à avoir une réflexion gagnant-gagnant pour améliorer les erreurs et défauts à la racine. Où se trouve le juste point d’équilibre ? A vous de voir. Dans l’univers automobile, on fait très attention à ses fournisseurs. Ils fabriquent en fait une très grande partie des pièces des véhicules.

Arrêtons-nous là sur le lean. Des volumes entiers ont été écrits à son sujet. Si vous voulez aller plus loin, pensez à lire The Toyota Way de Jeffrey Liker. C’est une bonne introduction. Rappelez-vous qu’il s’agit de Toyota. Donc d’une logique de production automobile au sein d’une entreprise japonaise. Vous devrez donc adapter la méthode à votre secteur et la philosophie à votre culture. Le Japon est un pays à part ! Par ailleurs, le lean est une expérience à vivre sur le terrain. Un livre donne des idées et des outils, mais s’il suffisait d’avoir parcouru quelques ouvrages pour être en mesure d’améliorer significativement l’efficacité d’une ligne de production… Cela se saurait et personne n’aurait besoin d’experts du sujet !!!

Si vous souhaitez mener une transformation lean de fond, pensez à vous faire accompagner par des spécialistes. Vingt ans d’expérience feront toujours la différence.

Bonne transformation !


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