Trois lois, dix conseils et un secret.

Stéphane André a dédié cinquante ans de sa vie au sujet de la prise de parole en public. Bègue dans son enfance, le travail sur son expression orale l’a mené au théâtre, au chant lyrique, et même à fonder une école d’art oratoire. C’est dire s’il connait son sujet !

Son œuvre majeure, Le secret des orateurs, contient une réflexion profonde sur ce qui fait un bon orateur. Il y développe trois lois, dix conseils et un secret avec un ton direct et parfois politiquement incorrect. Dommage que les exemples soient tirés de l’observation des politiciens des années 2000 ; ils sont aujourd’hui un peu datés.

Je conseillerais donc de commencer par la longue interview de Stéphane André au micro de Matthieu Stefani dans le Podcast Génération Do It Yourself. Stéphane André acteur place avec un grand Naturel (N majuscule volontaire) presque tous les concepts de Stéphane André auteur. Profitez donc de cet excellent livre audio gratuit !

Et si vous préférez une synthèse écrite, voici ce que je conserve de l’ouvrage. Outre cet article, ce blog contient une liste curatée de bons livres business et des synthèses de livres business. D’autres synthèses vous donneront peut-être envie d’aller plus loin…


Les bons acteurs paraissent naturels quand ils sont sur scène dans le rôle de leur personnage. Il y a cependant derrière ce naturel énormément de technique. C’est un Naturel avec un N majuscule : comme beaucoup d’autres techniques, l’art oratoire est invisible quand il est bien exécuté.

Cet art oratoire est l’art de disparaître au profit d’une cause. Il concerne la prise de parole en public lorsqu’un orateur défend une idée ou un concept dans un rôle qui dépasse sa personne et sa vie privée (la parole privée répond à des règles très différentes). En public, l’orateur est tenu par trois lois du contrat orateur-public :

  • Le contrat de la rampe, qui stipule que l’orateur est 100% responsable de l’état du public après sa prise de parole. Les auditeurs n’ont aucune responsabilité et surtout aucune obligation d’écouter. L’orateur a tous les devoirs. C’est à l’orateur de créer un confort d’écoute suffisant pour intéresser. Si le discours est d’un bon niveau, le public y investit totalement son imaginaire. Sinon, le public est structurellement paresseux et suivra la pente la plus facile.
  • Le respect du masque, qui rappelle que l’orateur doit à son public le personnage au titre duquel il prend la parole. En aucun cas il ne lui doit sa personne. Le personnage est une transfiguration de la personne et prend son style, mais il est plus grand que la personne. C’est pour cela que la personne peut sortir indemne de chaque discours.
  • L’obligation scénique, qui oblige de fournir au public à l’heure dite le personnage qu’il est venu voir. Elle appelle l’orateur à mobiliser les moyens physiques nécessaires à honorer le contrat de la rampe qui marque ses obligations envers son public et le respect du masque qui marque ses obligations envers sa fonction.

Tenir ces trois contrats permettra à l’orateur d’apparaître sur scène différent de celui qu’il est à la ville. Pour être bon, il faudra en plus entrer en relation avec le public pour aller au-delà de ce qu’on a prévu de dire. Si un bon acteur ne peut pas rattraper un mauvais texte, un mauvais acteur peut massacrer un bon texte.

Or, l’orateur français est souvent plus auteur qu’acteur. C’est-à-dire qu’il pense trop et qu’il se limite souvent à faire passer un message préparé d’avance. Il oublie de dialoguer avec le public et de créer un lien. Notre éducation nous a poussé à trop intellectualiser la prise de parole et à ne pas assez vivre le moment.

Évidemment, il faut d’abord connaître son sujet. « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire viennent aisément. » : L’adage de Boileau est la base de ce qui permet à l’orateur de passer d’auteur à acteur. C’est pour cela qu’un orateur convaincu est convainquant.

Un bon orateur pourra ainsi servir efficacement une cause avec laquelle il n’est pas nécessairement à l’aise. Il lui suffira d’avoir compris sa logique de pensée et de la présenter. L’acteur qui joue Don Juan n’est pas Don Juan. L’avocat qui défend son client est un auxiliaire de justice. De même, le bon orateur sert une cause.

Qu’on soit en politique, dans les médias ou en entreprise, si l’on est à la fois conscient que la cause que nous servons nous dépasse et qu’on a une vision de la mission qui est la nôtre, alors la nécessité de travailler ses compétences d’orateur devient une évidence. Mais en avons-nous bien conscience ?

Si donc vous êtes convaincu par votre cause, Stéphane André a quelques suggestions pour faire la différence :

  • Tenir son dos droit. L’auteur note une corrélation très forte entre la verticalité d’un orateur, c’est-à-dire la tenue de son dos, et son efficacité oratoire. L’ascendant que donne la posture et la libération de la colonne d’air nécessaire à parler sont deux explications parmi de nombreuses autres avancées.
  • Détendre son visage. Stéphane André remarque que les orateurs qui affichent une face avant détendue sont plus à même d’engager un dialogue avec leur public. Ils sont immanquablement meilleurs. Cette face avant détendue est une marque de confiance en soi et de grande maîtrise de son art.
  • Aimer le public. Louis Jouvet a écrit « Il faut aimer le public ». Ce « il faut » rappelle que c’est une décision et que c’est un impératif. Le bon orateur est solidaire de son public en même temps qu’il est solitaire devant lui. Son public fait partie de la prestation et participe à la rendre meilleure.
  • Faire du public un partenaire. L’orateur doit penser « Mesdames et Messieurs, j’ai des choses à vous dire, mais ce n’est pas le plus important. Le plus important, c’est que nous soyons ensemble ». Il crée ainsi avec le public un partenariat physique de confiance. Le public le ressent et l’accepte alors.
  • Écouter le public par le regard. L’œil est un organe de réception qui doit être utilisé comme tel. Stéphane André recommande de regarder tour à tour et au hasard de nombreuses personnes dans l’assemblée tout en faisant confiance à son instinct. Notre cerveau sait naturellement comment s’adapter !
  • Développer une intention vocale. Le bon orateur doit avoir une belle voix. Sinon, il n’est qu’un locuteur ordinaire. Une vraie voix émeut et peut faire se dresser les poils sur les bras. Elle peut faire qu’on se sent bien en l’écoutant. Et pour cela, le travail du chant aide car l’acte vocal est un acte sportif.
  • Maintenir une triple ligne verbale, tonale et rythmique intéressante. Ce sont les mots, le ton et le rythme qui captent l’attention du public et font que les auditeurs continuent de suivre l’exposé de l’orateur. Bien réalisés, ces trois éléments créent un confort d’écoute agréable pour le public.
  • Mettre de l’énergie. L’auteur remarque que même mal gérée, l’énergie est payante en art oratoire. On pardonne bien des défauts à l’orateur énergique. Ce n’est certes pas une technique, mais cela aide. Au fond, l’orateur convaincu en devient presque mécaniquement convaincant.
  • Travailler jusqu’à ne plus avoir de tic. Les tics verbaux ou physiques sont une marque d’inconfort vis-à-vis du public. Ce sont des biais mentaux qui permettent de se rassurer. L’orateur qui respecte les principes précédents n’a pas de tics. On ne peut pas regarder quelqu’un dans les yeux et dire « Euh… ».

Tous ces éléments permettent de créer un confort d’écoute. Le public éternel, c’est-à-dire la réaction animale du public face à l’orateur, ne ment pas. Il supporte très mal le gavage, il décroche très vite et choisit toujours la pente la plus facile. Il se focalise sur les tics, le ton et les détails plus que sur le sens des mots… C’est comme ça !

Au prix de tout cela, l’orateur fera disparaître le trac. Le trac est une notion inculquée par notre culture. Les enfants avant sept ans n’ont pas le trac. Et certaines cultures ignorent la peur de parler en public car la nature de l’homme est de s’exprimer face à ses semblables. Au fond, le trac est un acquis inutile de notre éducation.

Finalement, dans une poésie qui lui est propre, Stéphane André termine par son secret : ancrer ses pieds dans la terre et encastrer sa boîte crânienne dans la voute céleste. Le dos vertical fait le lien. Puis poser son regard dans celui de l’humanité et lui présenter un visage détendu. Tout cela mis en place, l’orateur est enfin Naturel.


Pour conclure, je ne résiste pas à copier-coller les dernières phrases du livre de Stéphane André. Elles forment un bon résumé de l’œuvre et donnent à voir le style de l’auteur :

« Le cercle vertueux de l’art oratoire est maintenant clair. Il faut d’abord que l’orateur ait une cause à défendre, dont il ressent qu’elle est plus importante que sa personne. On ne parle pas pour le plaisir de parler, et on ne devient orateur qu’à partir du moment où l’on ne parle pas pour sa seule personne. Il faut ensuite que l’orateur se dote d’un projet relationnel positif à l’égard de son public quel qu’il soit, et d’un projet musical. Alors, qu’il sorte d’une coulisse, qu’il dise « Entrez ! » quand on frappe à la porte de son bureau, ou qu’il ait soudain envie d’intervenir dans une réunion à laquelle il participe assis sur une chaise, essentiellement physique, le cercle vertueux de son art oratoire se met en place. Il naît de son regard sur qui est là, passe par le placement automatique de son dos dans sa verticalité, puis par la production de sa voix grâce à sa colonne d’air et la levée de son voile du palais au fond de sa voute palatale, ce qui double à l’arrière la tension de son dos, et augmente en conséquence la détente de ses muscles faciaux ; il se boucle par l’augmentation de la puissance du flux entrant de son sur qui est là. Celle-ci renforce le placement automatique du dos dans sa verticalité, etc. L’orateur parle. Il se construit comme orateur et construit sa performance continûment à partir du public qui est là, c’est-à-dire à partir du public quel qu’il soit, c’est-à-dire du vrai public qui est en chaque public. Le vrai public est mon maître. C’est le secret des orateurs. Il est dans l’esprit de tous les orateurs construits. Il est maintenant en vous qui allez le devenir. »


Et si vous alliez faire un tour sur le site de l’école de l’art oratoire ?